•  

     

    Ils sont là. Cette fois c'est sûr.

    En cette fin avril 1945, cela fait des jours que, dans Berlin encerclée, on ne parle que de "ça".

     

    La soudaine amplification des tirs d'artillerie et des canons antiaériens ne laisse plus guère de place au doute.

     

    Les Russes sont là.

     

    Terrées, en compagnie des enfants et des vieillards, dans l'obscurité des caves ou des bunkers, pour la plupart sans nouvelles de leur homme parti sur le front, les femmes de la capitale du Reich savent à quoi s'en tenir.

     

    La propagande nazie contre les "russische Bestien" (ces "bestiaux de Russes") a bien fait son travail.

     

    Les soldats russes, souvent des paysans venus de Sibérie, du Caucase ou de Mongolie, veulent des femmes, symboles de leur victoire sur l'Allemagne hitlérienne. Mères de famille, adolescentes, sexagénaires... toutes satisfont à l'idée valorisante que les "Ivan" - ainsi les surnomme-t-on - se font de la "Deutsche Fräulein".

      

    Livrées en pâture, maintes Berlinoises seront extirpées de leur souricière et traînées dans les couloirs, les annexes des caves, les cages d'escalier, pour y être violées.

      

    Les historiens évoquent 100 000 viols commis à Berlin entre avril et septembre 1945, et en tout 2 millions d'Allemandes violées sur le front soviétique.

     

    Presque soixante-cinq ans se sont écoulés.

    Chaque famille d'Allemagne porte de près ou de loin ce drame en mémoire. Mais personne n'a jamais osé en parler (surtout à l'Est, où critiquer le "grand frère" russe était défendu).

    L'humiliation, la honte, la douleur, étaient trop fortes.

    Le tabou paraissait insurmontable.

      

    D'autant qu'au regard des crimes commis par les nazis, un interdit tacite empêchait les Allemands d'évoquer les souffrances endurées pendant la guerre : ils auraient aussitôt été accusés de révisionnisme.

     

    La parole semble pourtant se libérer. Tout en veillant toujours à rappeler la responsabilité initiale du régime nazi, de plus en plus de documentaires et de téléfilms se mettent à évoquer le tribut payé par les Allemands à leur Führer et aux Alliés :

    martyre de Dresde bombardée, torpillage du Gustloff et de ses 10 000 passagers, exode de 12 millions d'Allemands expulsés des territoires de l'est du Reich...

     

    Avec le film Anonyma, eine Frau in Berlin, réalisé par Max Färberböck et sorti sur les écrans allemands fin octobre, la question des viols massifs commis par les Russes en 1945 est pour la première fois abordée au cinéma. Avec la star allemande Nina Hoss dans le rôle principal, le film adapte Une femme à Berlin (Gallimard, 2006), le journal intime tenu entre le 20 avril et le 22 juin 1945 par Marta Hillers (1911-2001), journaliste berlinoise âgée de 34 ans au moment des faits.

    Dans cet ouvrage, Marta Hillers (son identité, retrouvée par la presse en 2003, a finalement été révélée, mais elle-même avait tenu à rester anonyme de son vivant) relate le quotidien des habitants de la capitale nazie livrée aux Russes : absence d'eau courante et d'électricité, quête de nourriture, rationnements et pillages. Rien d'exceptionnel : de nombreux autres carnets de bord attestent d'un besoin généralisé de mettre en mots le chaos.

    Mais le témoignage de la journaliste reste sans pareil. Mêlant lucidité et cynisme à une précision rigoureuse, Marta Hillers y rend compte, jour après jour, des viols qu'elle subit comme si elle-même n'en était pas l'objet. Comme si la glace qui envahit son corps au moment où il est violenté habitait le récit en entier. S'il fait événement en Allemagne par le thème auquel il s'attaque, le film de Max Färberböck, lui, tente de raconter l'irracontable au grand public, c'est-à-dire en version quelque peu édulcorée.

      

    Il transforme en romance amoureuse une relation foncièrement pragmatique : celle que la journaliste berlinoise a recherchée et entretenue, après avoir été violée à plusieurs reprises par différents "Ivan", avec un major de l'Armée rouge.

    "Comme Marta Hillers, de nombreuses Allemandes ont usé de cette stratégie : quitte à être violée, autant l'être par le même à chaque fois, par quelqu'un dont l'autorité tient les autres à distance et qui assure protection et subsistance - les mères de famille en particulier y ont vu un moyen de nourrir leurs enfants", explique la journaliste Ingeborg Jacobs, qui vient de publier Freiwild

      

    ("Proies") (éd. Propyläen), une enquête pour laquelle elle a rencontré près de 200 femmes violées par des Russes en 1945.

     

    De fait, "l'histoire d'Anonyma est un peu celle de Maman", raconte Ingrid Holzhüter. Elle avait 9 ans lorsque les Russes arrivèrent dans le village de Vogelsdorf, non loin de Berlin, où sa mère a décidé de se réfugier, après le bombardement de l'appartement berlinois de la famille.

      

    Le père est mort au combat, en France, à 29 ans.

      

    "Maman était particulièrement jolie, les Russes l'ont tout de suite repérée",

      

    se rappelle avec lassitude cette femme aujourd'hui âgée de 72 ans, qui, après toute une vie de lutte politique pour les droits de la femme, s'en remet aujourd'hui au bonheur simple de tricoter pour ses petits-enfants.

     

    Dès leur arrivée à Vogelsdorf, ils sont venus trouver ma mère. Et puis ils sont revenus chaque nuit, pendant des semaines, arrivant chez nous braguette ouverte. J'entendais ma mère supplier, appeler au secours..." - la fillette sera même, une fois, témoin de l'un de ces viols commis sous ses yeux. "Jusqu'à ce qu'elle devienne la maîtresse d'un commandant, et qu'il nous prenne sous son aile."

    Très répandue, cette stratégie de survie sera mal perçue dans l'Allemagne d'après-guerre. Les hommes, lorsqu'ils rentrent du front ou des prisons de guerre "se détournent de leurs femmes ou fiancées, parce qu'ils les jugent sales et indignes", raconte Ingeborg Jacobs. "Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes, toutes autant que vous êtes dans cette maison !", s'écrie Gerd, le petit ami de Marta Hillers, lorsqu'elle lui donne son journal à lire.

    Le journal de Marta Hillers a d'abord été publié en anglais aux Etats-Unis, en 1954. Il faudra ensuite attendre cinq ans avant qu'une maison d'édition suisse germanophone en propose une version en allemand (aucun éditeur allemand n'a voulu du manuscrit). La publication fait scandale. La journaliste est accusée de s'être "prostituée". Une réaction universelle dès qu'il s'agit de viol : "Les femmes violées sont toujours doublement frappées : une première fois par le viol, puis par le rejet de la société. Cette inversion de la culpabilité est typique de nos sociétés patriarcales", dénonce Monika Hauser, fondatrice et présidente de l'ONG Medica Mondiale, qui vient de recevoir le prix Nobel alternatif de la paix pour son aide apportée, ces quinze dernières années, aux femmes violées dans le cadre de conflits internationaux : Bosnie, Afghanistan, Congo...

    Cela fait longtemps que cette gynécologue de formation, qui a commencé sa carrière médicale dans une clinique de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, voulait aborder la question des viols commis en Allemagne par l'Armée rouge en 1945. "Tant de patientes m'en faisaient le récit, lorsque j'étais jeune médecin... Je comprenais alors pourquoi certaines n'avaient pas voulu d'enfants, ne s'étaient pas mariées, avaient des pulsions suicidaires ou abusaient de médicaments." La sortie au cinéma d'Anonyma prouve toutefois que "la société allemande pourrait être enfin prête à entendre la souffrance de ces femmes murées dans le silence", estime-t-elle.

    Question, aussi, de génération. En effet, "mères et filles ont toujours eu trop honte pour pouvoir aborder ce thème ensemble", rappelle Ingeborg Jacobs. Dans son enquête historique, la journaliste décrit à quel point les mères ont tout fait pour protéger leurs filles du viol - quitte à se proposer à leur place lorsque ces dernières en étaient menacées -, et combien les filles, même enfants, se sentaient investies d'un sentiment de responsabilité en tentant de cacher leur mère, lorsque les Russes arrivaient. "Mais les petits-enfants, et notamment les petites-filles, posent aujourd'hui des questions à leurs grands-mères." Des grands-mères qui, justement, se retrouvent seules face à leurs souvenirs : "Ces femmes ne travaillent plus depuis longtemps, leurs enfants ont quitté la maison et leurs conjoints sont parfois décédés. Des images remontent, qui les obsèdent."

    Aujourd'hui, il y a urgence à recueillir cette parole : "Bientôt, toutes les victimes auront disparu", souligne Monika Hauser, qui ne voit pourtant "toujours aucune volonté politique de la faire émerger". Si, pour la première fois en Allemagne, un appel à témoignages vient d'être lancé par le Centre de recherches psychiatriques de l'université de Greifswald, cette initiative n'a reçu aucun financement de l'Etat. "L'idée est de savoir comment ces femmes, qui n'ont jamais bénéficié du moindre soutien psychologique, sont parvenues à vivre jusqu'à aujourd'hui", explique le docteur Philipp Kuwert, qui dirige ce programme. Le projet doit déboucher à la fois sur une étude scientifique et sur la mise en place d'une thérapie ciblée, la première également, à destination des personnes âgées.

    Mais est-il encore temps ? Après s'être tues si longtemps, ces grands-mères meurtries qui, dans leurs maisons de retraite, sont prises de panique lorsqu'elles entendent des aides-soignantes parler russe ou lorsqu'on veut leur poser une sonde urinaire, sont-elles prêtes, au terme de leur vie, à raconter leur grand secret ? Peuvent-elles seulement encore être soignées ? "Il n'est jamais trop tard", assure le docteur Kuwert. Pour lui, avoir la parole est déjà, en soi, un acte de guérison.

     

    Lorraine Rossignol


    En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/12/20/les-viols-de-1945-un-tabou-brise_1133490_3214.html#FPlTvJpxCuFH0LtI.99

     

    Partager via Gmail DeliciousGoogle Bookmarks Blogmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique