• HOTEL MARTINEZ sous l'OCCUPATION (La bataille pour l'hôtel Martinez)

     

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    HOTEL MARTINEZ sous l'OCCUPATION

    (La bataille pour l'hôtel Martinez)


     

    publié le 05/09/1998 à 20h15 par Christophe Deloire

    C'est la saga dramatique d'un palace mythique, le genre de récit que se transmettent de père en fils les avocats, administrateurs judiciaires et fonctionnaires d'une région.

     

    A la lecture des guides touristiques de la Côte d'Azur, l'histoire de l'hôtel Martinez paraît pourtant idyllique. C'est la version people.

     

    On citera juste, pour mémoire, quelques anciens résidents de l'hôtel : Paul Valéry, le prince de Galles, l'archiduc François-Joseph de Vienne et le duc de Montmorency. Sans oublier, plus récemment, les stars de Hollywood, festival de Cannes oblige.

     



    Martinez EmmanuelMais l'histoire vraie du Martinez, sans paillettes, est inconnue des clients. Celle-là est archivée dans les greffes des tribunaux. Des légions d'avocats y ont laissé leur énergie. C'est la lutte d'une famille déchirée, celle du fondateur de l'hôtel, Emmanuel Martinez, qui se bat pour récupérer un bien dont elle estime avoir été spoliée à la Libération. Depuis cinquante ans, Esther Rossini, la veuve, et Suzanne Digard-Kenny, la fille morganatique d'Emmanuel Martinez, ont intenté des dizaines de procès.

     

    En vain. Aujourd'hui encore, deux procédures sont en cours.

     

    L'une en cassation, l'autre devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence. En outre, en début d'année, l'un des héritiers d'Emmanuel Martinez a envoyé une missive à Lionel Jospin.

     

    Le Premier ministre a transmis le dossier à la Mission d'étude sur la spoliation des juifs de France. Mais Emmanuel Martinez n'était pas juif. Son bien lui a été confisqué pour de tout autres raisons.

     

     

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    Emmanuel Martinez, né à Palerme en 1882, était de ces « cosmopolites » qui font fortune dans plusieurs villes à la fois.

     

    Directeur général du Ruhl et du Savoy à Nice, du Piccadilly Hotel à Londres, président du conseil d'administration du Carlton à Paris, Emmanuel Martinez voulait encore plus :

    il construisit et ouvrit en 1929 sur la Croisette ce qui devait être le plus impressionnant des palaces de France, le Martinez.

    En 1943, premier coup dur. Les Allemands réquisitionnent cent cinquante chambres de l'hôtel Martinez. Le 8 mai 1945, la cour de justice de Grasse condamne Emmanuel Martinez par contumace à vingt ans de travaux forcés pour « faits de collaboration avec l'ennemi ».

     

    Entre-temps, le Comité de confiscation des profits illicites de la Seine a demandé et obtenu la mise sous séquestre des biens de la Société des grands hôtels de Cannes (SGHC), propriétaire de l'hôtel Martinez, dont Emmanuel Martinez est l'actionnaire principal.

     

    Le martinez mis sous séquestre

    Pourquoi ? Parce que Emmanuel Martinez est déclaré « solidaire » d'un dénommé Michel Szkolnikoff. Ce personnage mystérieux, collaborateur notoire, aurait acquis une bonne part des actions du Martinez. Emmanuel Martinez a toujours nié avoir vendu ses actions. Michel Szkolnikoff, juif du Sentier, apatride d'origine russe surnommé « l'Empereur du marché noir », a fait fortune dans la vente de kilomètres de tissus à la Gestapo.

     

    A la Libération, Michel Szkolnikoff a été condamné pour collaboration.

    Ses biens ont été confisqués.

    La juridiction d'exception l'a aussi condamné à verser à l'Etat la somme

     

    de 3,9 milliards de francs de l'époque.

     

    L'hôtel Martinez est mis à contribution. Il paiera pour Szkolnikoff.

     

    C'est-à-dire que, à compter de 1945, tant l'actif que les bénéfices de l'hôtel serviront à payer à l'Etat cette amende faramineuse. Et cela bien après la mort de Michel Szkolnikoff, dont le corps carbonisé sera retrouvé en juin 1945 en Espagne, sur le bord d'une route. Emmanuel Martinez, lui, mourra en 1973 dans son lit, sans le sou, à l'âge de 91 ans.

    « Cela aurait pu n'être qu'une affaire de droit commun, explique un proche du dossier, qui fait allusion à la dénonciation abusive et au vol des actions dont a fait l'objet Emmanuel Martinez,

     

    mais c'est devenu une affaire d'Etat. »

     

    « L'Etat a volé l'hôtel à notre famille »,

     

    ajoute Phillip Kenny, petit-fils du fondateur.

     

     

    Cinquante ans après que l'Etat a confisqué l'établissement, la Société des grands hôtels de Cannes, représentante des héritiers, croit encore pouvoir obtenir gain de cause.

     

    Un argument ?

     

    « La justice a reconnu que l'Etat a confisqué l'hôtel à tort. »

     

    De fait, Emmanuel Martinez a été réhabilité en 1949 par la cour de justice de Lyon ; surtout, la Cour de cassation, dans un arrêt du 30 avril 1974, a estimé qu'« en tout état de cause la preuve de la vente des actions par Martinez Emmanuel à Szkolnikoff Michel n'était pas rapportée ».

     

    En clair, il n'a pas été prouvé que Martinez était solidaire de Szkolnikoff. « L'injustice est évidente », assure Me Donald Manasse, avocat d'Esther Rossini-Martinez, veuve du fondateur de l'hôtel.

     

    L'hôtel de la « rue de Rivoli »

    L'affaire est d'importance.

    Même le gouvernement italien s'en est mêlé, puisque Emmanuel Martinez, « chevalier de la Couronne d'Italie », était ressortissant italien.

    En juillet 1967, après négociations, le ministre des Finances, Michel Debré, s'apprête à rendre l'hôtel à Emmanuel Martinez. Au cours d'une réunion avec les autorités italiennes, il dit considérer que l'amende et les dommages et intérêts, d'un total de 3,9 milliards de francs, ont été recouvrés. L'Etat n'a plus aucun prétexte pour garder l'hôtel sous séquestre. Pourtant, l'opération capote.

     

    Lors d'une visite en France, le 12 novembre 1979, le président du Conseil italien, Francesco Cossiga, évoque le différend avec Raymond Barre, alors Premier ministre.

     

    Et, le 19 mars 1980, l'ambassadeur d'Italie en France, Gian Franco Pompei, écrit à Victor Chapot, conseiller du président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, que « cette affaire fait beaucoup de tort à la France ».

     

    Aujourd'hui, selon le Quai d'Orsay, « ce contentieux n'a pas encore reçu un règlement définitif ».

     

    Des négociations sont toujours en cours.

     

    Les archives françaises et italiennes restent inaccessibles.

     

    En 1979, l'hôtel, jusqu'alors séquestré, est transféré à l'Etat, désormais propriétaire de plein droit du Martinez, surnommé « l'hôtel de la rue de Rivoli », tant les fonctionnaires du ministère des Finances, raconte-t-on, appréciaient l'établissement lors de leurs villégiatures.

     

    Le transfert à l'Etat autorise les pouvoirs publics à vendre l'hôtel par appel d'offres au lieu de procéder à des enchères publiques. Pratique, et surtout discret.

     

    L'appel d'offres est lancé en 1980.

     

    De bonne source, des sociétés étrangères sont « amicalement » dissuadées de se porter candidates : le Martinez doit rester français. En 1981, le gouvernement de Raymond Barre cède l'hôtel au groupe Concorde, filiale de la société familiale Taittinger.

     

     

    Dans l'acte de vente, daté du 24 avril 1981, soit deux jours exactement avant le premier tour de la présidentielle, la société Martinez-Concorde, filiale du groupe familial, est représentée par Jean Taittinger, ancien secrétaire d'Etat aux Finances et ministre de la Justice de Pierre Messmer. Montant de la transaction :

     

    65 millions de francs, auxquels s'ajoutent 1,5 million de francs de travaux obligatoires pour la mise en conformité de l'hôtel. Une très bonne affaire pour la famille champenoise, même si elle s'engage à exploiter l'hôtel et à ne pas le céder pendant une durée de trente ans, sauf accord de l'administration, et à garder les 400 membres du personnel.

    Si l'on déduit la valeur du fonds de commerce, le Martinez est en effet revenu à ses acquéreurs à 923 francs le mètre carré. « L'hôtel avait perdu son lustre d'antan et nécessitait de lourds investissements », argue aujourd'hui Thierry Taittinger, porte-parole de la famille.

     

    C'est exact.

     

    Encore faut-il ne pas oublier qu'une bonne partie de l'hôtel avait été rénovée au cours des années 70, à l'époque où l'établissement était déjà lié à la chaîne Concorde par un contrat d'affiliation.

     

    En 1986, la cour d'appel d'Aix-en-Provence estimait d'ailleurs la valeur de l'hôtel à 140 millions de francs juste avant sa cession.

     

    Soit, pour les Taittinger, une plus-value de plus de 100 % sur trois ans.

     

    De quoi sabler le champagne.

    Bien après la vente, l'affaire agite encore jusque dans les cercles élevés du pouvoir. Le 7 février 1996, dans une lettre à en-tête de l'Elysée, Jacques Foccart écrit à Alexandre Benmakhlouf, à l'époque directeur de cabinet du garde des Sceaux, que « l'Etat a vendu [le Martinez] dans des conditions peu orthodoxes à la chaîne hôtelière Concorde ».

     

    Le conseiller de Jacques Chirac et ancienne éminence grise du général de Gaulle ajoute : « Peut-être [faudrait-il] veiller à ce que justice soit rendue, tant il apparaît que l'administration a eu par le passé un comportement peu clair. »

     

    Quelques jours plus tard, c'est au tour du général Philippe Capodanno, proche deJacques Foccart, ayant lui aussi son bureau à l'Elysée, d'écrire :

     

    « Le service des Domaines est fortement impliqué dans cette affaire. »

    Une procédure est actuellement engagée à l'encontre des Domaines devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence. La Société des grands hôtels de Cannes y demande simplement que les Domaines publient le bilan de plus de trente ans de gestion du séquestre.

     

    La cour d'appel d'Aix-en-Provence les avait pourtant condamnés en 1987 à rendre des comptes ; décision confirmée en cassation, mais jamais exécutée. A ce jour, les Domaines n'ont fourni en tout et pour tout qu'une dizaine de pages de comptes.

     

    Qu'y observe-t-on ? Que l'argent de l'hôtel perçu par l'Etat n'a été affecté qu'aux intérêts, et non au principal de la dette, ce qui revient à créer de facto une « amende perpétuelle ».

     

    Le ministère de l'Economie « ne communique pas sur ce sujet ».

    batailles juridiques

    S'ils obtiennent gain de cause, et si l'administration donne enfin des éclaircissements sur des décennies d'exploitation de l'hôtel, les héritiers d'Emmanuel Martinez n'en auront pas pour autant fini avec la justice. « Nous exigerons des dommages et intérêts à la hauteur du préjudice, au moins 150 millions de francs », menace Phillip Kenny. Jean-Pierre Jacquart, administrateur judiciaire chargé de la gestion de la SGHC, s'apprête à exiger encore plus :

     

    « 300 millions au minimum. »

     

    Le partage de l'éventuel pactole s'annonce conflictuel.

     

    Esther Rossini-Martinez, veuve du fondateur de l'hôtel, aujourd'hui sans ressources et recluse dans une maison de retraite à Gênes, en Italie, et Suzanne Kenny, la fille que l'hôtelier a eue avec une femme de chambre, communiquent par avocats interposés.

     

    De nouvelles batailles juridiques en perspective.

     

     

     

     

     

     

     

     

    « la Gestapo de la rue de la Pompe« Gestapo » de la rue de la Pompe, Paris 1944 »
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