Le marché noir en coulisses, la suspicion généralisée et, surtout, ce « dernier métro » après lequel courent spectateurs et acteurs de peur de traverser Paris à pied à l'heure du couvre-feu
Le Dernier Métro,célébrissime film de François Truffaut (1980), donne une vision assez juste du quotidien du théâtre sous l'Occupation.
« Les salles étaient pleines, se souvient Michel Bouquet, 17 ans en 1943, l'année où il entre au Conservatoire. C'était le seul recours pour trouver un peu d'espoir et, surtout, pour entendre la langue française, ne plus avoir dans les oreilles ce bourdonnement permanent de l'allemand... »
Pendant l'Occupation, les grands metteurs en scène des années 1930 (Charles Dullin, André Barsacq, qui lui succède à l'Atelier, Gaston Baty...) ne chôment pas.
Du côté du boulevard, Sacha Guitry (inquiété à la Libération) triomphe avecN'écoutez pas, Mesdames, tandis que Marcel Achard est joué sans relâche.
Jean Cocteau crée La Machine à écrire en 1941, malgré l'opposition préalable de la censure française, contredite par l'occupant. Jean Marais est de tous ses spectacles, et quand l'acteur s'en va gifler Alain Laubreaux,
le critique redouté de Je suis partout, l'organe de la collaboration qui avait éreinté La Machine à écrire, il devient l'incarnation d'une forme de résistance - l'anecdote est reprise dans Le Dernier Métro.
A l'avant-garde du théâtre parisien, Jean-Paul Sartre monte Les Mouches, en juin 1943, au Théâtre de la Cité (ex-Théâtre Sarah-Bernhardt rebaptisé par les forces d'occupation) : succès mitigé, accueil incendiaire de la presse collaborationniste.
Albert Camus crée Le Malentendu en juin 1944 au Théâtre des Mathurins, avec Maria Casarès. Mais Antigone, de Jean Anouilh, qui avait décidé de relire Sophocle« avec la résonance de la tragédie que nous vivions », reste le spectacle emblématique de l'époque.
La logique de désobéissance de l'héroïne, face à l'autorité de Créon, enflamme les spectateurs.
Même la Comédie-Française s'autorise des créations majeures : La Reine morte, de Montherlant, en décembre 1942. La version de cinq heures du Soulier de satin, de Claudel - pourtant réputé gaulliste -, est montée en novembre 1943 par Jean-Louis Barrault.
Ces deux spectacles, Gisèle Casadesus s'en souvient aujourd'hui avec émotion et précision. Quelques mois après la première de La Reine morte, elle a remplacé dans la pièce Renée Faure, appelée à tourner L'Assassinat du Père Noël.
Elle se rappelle avoir répété devant Montherlant, qui l'avait félicitée : « Une émotion terrible, j'avais appris le texte très rapidement, c'était un rôle important, dans lequel Renée Faure était très bien. »
Le personnage d'une pièce de Labiche,
prénommé Adolphe, devient Alfred...
Gisèle Casadesus avait été engagée au Français en 1934, à l'âge de 20 ans (elle en aura bientôt 96) pour jouer « les ingénues, les soubrettes légères et les jeunes premières », selon la notion d'« emploi » qui prévaut à l'époque.
D'abord pensionnaire, elle est nommée sociétaire dès 1939, ce qui est exceptionnel de précocité. Il faut dire que le dramaturge Edouard Bourdet (Les Temps difficiles),mis à la tête de l'institution par le gouvernement du Front populaire, a entrepris de rénover la maison : il empêche les « chefs d'emploi » de jouer les rôles d'ingénues à 60 ans passés, encourage la création de textes contemporains.
Au point de susciter des polémiques qui évoquent curieusement celles d'aujourd'hui : « jeunes contre vieux », réflexions sur la vocation du Théâtre-Français...
Bourdet est victime d'un accident de la circulation peu avant l'armistice de 1940. Jacques Copeau lui succède pour un intérim de dix mois.
« J'ai joué juste avant l'exode, se souvient Gisèle Casadesus, puis le théâtre a fermé. Très vite, Copeau nous a dit que l'occupant souhaitait qu'il rouvre : on a rejoué en septembre 1940, avec notre répertoire habituel. Rien ne paraissait changé mais tout était différent dehors, avec cette grande question qui n'était pas poétique : comment va-t-on manger ? C'était nos conversations, au théâtre ou ailleurs ! »
On ne cédera pas à la tentation de faire de la Comédie-Française un microcosme de la société, mais la vie s'y organise, « dans un drôle de climat de silence et de méfiance », poursuit la comédienne. « On faisait tous très attention à ce que l'on disait, l'appréhension était permanente. » Il y a les exigences de l'occupant.
Par exemple, en février 1941, deux représentations, en allemand, d'Intrigue et amour, de Schiller.
Gisèle Casadesus préfère ne pas y assister :
« C'était au-dessus de mes forces, je n'en veux pas à ceux ou celles qui y sont allés, obligés par leur position... »
La propagande veille, parfois de manière cocasse : le personnage d'une pièce de Labiche, prénommé Adolphe, devient Alfred : la réplique « l'ignoble Adolphe », qui a suscité des applaudissements, ne passe décidément pas... Mais les bonheurs artistiques sont là. Gisèle Casadesus, distribuée dans une vingtaine de pièces sur la période, se souvient des Fausses Confidences, jouées aux côtés de son amie Madeleine Renaud, ou de l'arrivée dans la troupe en 1944 - pour deux spectacles seulement, deux Molière - du grand Raimu.
"Aucune liberté n'était permise et le danger
était permanent. Le sentiment général
était qu'une catastrophe pouvait surgir à
n'importe quel moment," (Michel Bouquet)
Michel Bouquet a des accents plus graves pour décrire une
« époque éteignoir, où aucune liberté n'était permise et où le danger était permanent. Le sentiment général était qu'une catastrophe pouvait surgir à n'importe quel moment, surtout quand les Allemands, à l'approche de leur défaite, sont devenus plus durs encore ». En 1943, après un rendez-vous avec Maurice Escande, de la Comédie-Française, qui a convaincu sa mère de la pertinence de sa vocation, le jeune Michel Bouquet passe le concours du Conservatoire : dans la cour de l'école d'art dramatique, alors sise rue de Madrid, il reconnaît un jeune acteur vu quelques semaines plus tôt dans Sodome et Gomorrhe, de Jean Giraudoux : c'est Gérard Philipe, tout juste 20 ans. « Sur scène, dans son costume signé Christian Bérard, il était magnifique, avec une présence singulière. Je l'ai vu, à côté de moi, son pardessus sur les épaules, j'ai pensé : c'est Gary Cooper qui vient passer son concours d'entrée ! Ils ne prenaient que sept élèves : Gérard a fini sixième, moi septième. »
Michel Bouquet travaille d'emblée :
dans Première Etape, de Paul Géraldy, puis dans Danton, de Romain Rolland, où il joue Robespierre. Puis, toujours avec Gérard Philipe, il passe prématurément le concours de sortie du Conservatoire, qui lui vaudra un premier accessit. « Je donnais la réplique à Gérard dans sa scène de Fantasio. A la sortie, nous avons rencontré Camus, qui cherchait des comédiens. Je ne savais pas qui c'était, je n'avais pas lu L'Etranger. » Les deux amis joueront ensemble Caligula en septembre 1945. Autre rencontre majeure, alors que la guerre s'achève : celle de Jean Anouilh, l'auteur dramatique du moment, dont Michel Bouquet créera six pièces.
« L'Occupation a été une période dure, du point de vue du froid, des restrictions en tout genre. J'ai vécu avec l'angoisse de partir au STO, ce que j'aurais dû faire fin 1944 si les Alliés n'avaient pas libéré Paris. Et j'ai continué à craindre que les Allemands ne reviennent, surtout au moment de la contre-offensive des Ardennes. Ce sentiment de terreur et d'humiliation ne m'a jamais quitté. »
Pourtant, le spectacle a continué... .
A lire
La Comédie-Française sous l'Occupation, de Marie-Agnès Joubert, éd. Tallandier.