Le carillon de la pendule tinte dans le salon : 14 heures. Assis devant une tasse de café, cheveux blancs mi-longs, le regard bleu un peu perdu, Erwin Grinski tire sur son cigarillo et se lance.
Erwin a vu le jour le 21 mai 1944, à Lamorlaye (Oise), à 40 kilomètres au nord de Paris.
L'organisation Lebensborn a commencé à fonctionner à partir de 1935 en Allemagne. Puis, pendant la guerre, les nurseries SS ont essaimé en Norvège, en Autriche, en Pologne, au Luxembourg, en Belgique et... en France. Le foyer Westwald ("forêt de l'Ouest" - en fait la forêt de Chantilly), à Lamorlaye, fut ainsi l'unique pouponnière nazie ouverte sur le sol français. Son histoire reste malgré tout méconnue: seuls deux livres d'historiens, l'un publié en 1975, l'autre cette année, lui consacrent quelques pages.
Sa mère, Elisabeth, s'est retrouvée à Lamorlaye par un terrible enchaînement de circonstances.
Les Français? Un peuple abâtardi, racialement sans intérêt
Le projet d'ouvrir une maternité SS en France avait germé dans l'esprit des nazis au printemps de 1942. "Jusqu'alors, ils considéraient les Français comme un peuple abâtardi, issu de sang mélangé et donc racialement sans intérêt", précise l'historien Fabrice Virgili, auteur de Naître ennemi (Payot, 2009), un livre consacré aux enfants franco-allemands conçus pendant la guerre.
Interdiction formelle d'approcher du manoir
Reste à trouver un lieu adéquat : proche de Paris, mais suffisamment retiré, dans un cadre champêtre, bénéfique pour les petits "pensionnaires". Le choix se porte sur le manoir de Bois-Larris, une jolie demeure de style anglo-normand, avec écuries et dépendances. Cette propriété, réquisitionnée à la famille Menier (celle des chocolats), est occupée par la SS depuis 1942.
La plupart des femmes accueillies ici sont françaises, comme la maman de la petite Edith de V., née le 11 avril 1944. Mais il y a aussi quelques étrangères. Ainsi, la mère de Helga M., née le 20 juin 1944, est une Flamande, enceinte d'un SS belge; celle d'Ingrid de F. (31 juillet 1944) est probablement néerlandaise. Par souci de discrétion, elles préfèrent accoucher dans un Lebensborn éloigné de leur région ou de leur pays d'origine.
La vie quotidienne à Westwald, c'est l'Oberführer SS Gregor Ebner lui-même qui l'évoque dans un rapport de trois pages dactylographiées, après sa visite d'inspection du 24 avril 1944. Passant en revue les lieux et le personnel, il écrit: "Les chambres non attribuées ont été correctement reconverties et servent de salle d'accouchement, note-t-il. Une activité impressionnante règne au rez-de-chaussée, où se trouvent la salle de visite, les chambres des mères et le réfectoire." En revanche, le matériel laisse à désirer: les meubles sont de mauvaise qualité, les berceaux "sont fabriqués dans un matériau très sommaire, ce qui les rend dangereux ".
Autre problème: la maternité est mal gérée. Son responsable, le commandant Fritze, passe son temps à Paris et ne vient "qu'une ou deux fois par semaine". Surtout, une querelle oppose le sergent SS Grünwald et son épouse - qui veillent sur le domaine depuis l'hiver 1943 - au reste du personnel, le régisseur SS Engelien, l'infirmière en chef, Josefa Knoll, la sage-femme et les trois autres infirmières. Gregor Ebner termine cependant son rapport sur une note positive: "Les six mères présentes à Westwald font bonne impression sur le plan racial et pour ce qui concerne leur intégration. Les quelques enfants du foyer sont en bonne santé, seul un d'entre eux laisse apparaître une légère dégénérescence." Erwin Grinski, né en mai, ne restera pas longtemps à Lamorlaye. Quelques semaines plus tard, ses parents partent en effet avec lui vers Dortmund. "Nous avons passé les derniers mois de la guerre dans cette ville, terrés dans des abris souterrains, pour échapper aux bombardements alliés", raconte-t-il.
En ce printemps 1944, les Lebensborn, qui sont d'ordinaire bien approvisionnés, connaissent des pénuries. L'Oberführer SS Gregor Ebner s'en inquiète dans une note du 2 mai: "La plupart des foyers manquent de solution vitaminée [pour les enfants]. Ils manquent de produits alimentaires de toutes sortes, comme la semoule, le riz, les flocons d'avoine et le cacao." Le manoir de Lamorlaye est au plus mal, lui aussi. Surtout après le débarquement allié en Normandie, le 6 juin. Engelien, le régisseur, est si préoccupé qu'il alerte Ebner: Fanny M., la sage-femme, a "appris la nouvelle de l'invasion [le débarquement] et en a informé les mères". De plus, elle passe toute la journée dans sa chambre, vu "le peu d'accouchements qui se produisent". Quant au commandant Fritze, il est toujours aux abonnés absents. Autre souci: il devient de plus en plus difficile de nourrir correctement les 12 bébés encore présents. "Le jardin ne fournit pas assez de carottes et d'épinards", relève Ebner. A son tour, celui-ci informe son supérieur, le colonel SS Max Sollman, l'administrateur en chef des Lebensborn. Les jours de la maternité sont comptés...
7 août 1944. Le commandant Fritze sait qu'il est temps de filer. De Paris il envoie un télégramme de cinq lignes à l'état-major personnel de Heinrich Himmler, à Berlin: "Evacuation du foyer Westwald prévue le 10 août, sous la direction du sous-lieutenant SS Decker. Le mobilier sera transporté par train jusqu'à Munich [...]."
Des bambins transbahutés d'une maternité nazie à l'autre
C'est ainsi qu'une semaine avant la libération de Paris la maternité ferme en urgence. Ses pensionnaires - une dizaine d'enfants, dont Edith de V., Helga M., Gérard S., né le 28 juin ou Ingrid de F., âgée d'à peine 10 jours, ainsi que quelques mères volontaires - sont transférés au Lebensborn Taunus de Wiesbaden, près de Francfort. Début septembre, une dizaine d'autres bébés, évacués du Lebensborn Ardennen, de Wégimont (Belgique), les y rejoignent. Parmi ces derniers se trouvent Gisèle Niango et Walter Beausert.
Au fil de la débâcle, ces bambins sont transbahutés d'une maternité nazie à l'autre. Leur périple à travers le Reich s'achève le 3 avril 1945, à Steinhöring, près de Munich. C'est là, dans la maison mère, ouverte dix ans plus tôt, que des soldats américains découvrent, au début de mai 1945, environ 300 enfants et une poignée de mamans livrés à eux-mêmes. Les maîtres de l'organisation ont pris la fuite après avoir brûlé les archives. Pour identifier les gosses, il ne reste que des fiches très succinctes. Un prénom germanique, un patronyme, parfois modifié, une date de naissance, le nom de code du lieu où ils ont vu le jour : Westwald, Ardennen... Les petits, confiés à une équipe de secours des Nations unies (l'Unrra), sont regroupés et soignés dans un couvent désaffecté. Le 14 décembre 1945, le père Ludwig Koeppel, curé de Steinhöring, les baptise collectivement. Photographiés, reconnus, certains sont rendus à leur mère. D'autres sont rapatriés, un an plus tard, vers leur pays d'origine. Du moins le croit-on. Car plusieurs bébés belges et néerlandais, nés à Wégimont ou à Lamorlaye, sont envoyés par erreur en France.
Aux mois d'août et octobre 1946, deux trains affrétés par la Croix-Rouge, en provenance d'Allemagne, s'arrêtent ainsi à Bar-le-Duc (Meuse). Sur les 37 enfants confiés aux services locaux de l'Assistance publique, 17 sont encore bébés. Un an plus tard, la justice décide de les déclarer "nés à Bar-le-Duc". Les prénoms trop allemands sont francisés. Ingrid s'appellera Irène, Gizela sera Gisèle, Songard et Ute deviennent Dominique... Plusieurs d'entre eux sont accueillis par des familles de la région, certains sont adoptés. Tous gardent en mémoire les injures des autres gamins, voire de l'instituteur: "A l'école, on me traitait de 'sale boche'", raconte Gisèle Niango, 65 ans, de Nancy. Nous sommes déchirés entre le fait d'être des victimes innocentes et la honte d'avoir été conçus pour servir cette idéologie monstrueuse."
En 1946, Erwin a 2 ans à peine quand il est rapatrié en Avignon et récupéré - avec son nom inscrit sur un écriteau accroché autour du cou - par l'une de ses tantes. Sa mère les rejoint un an plus tard. Erwin n'a plus jamais revu son père. Il a découvert son nom par hasard, en 1987, en tombant sur son propre certificat de baptême, daté de 1945. Le document mentionnait ceci: "Père: Erwin Konstant Johannes Schmidt." "Ma mère me l'a arraché des mains avant de le déchirer et de le jeter au feu", poursuit Erwin.
Jamais reconnus en tant que victimes
A l'adolescence, il faisait le coup de poing quand on se moquait de son physique, mais personne n'a jamais eu connaissance de ses origines.
" Des géniteurs grands, blonds, aux yeux bleus "
La procréation d'enfants de " pure race aryenne " dans les Lebensborn est au coeur même du fanatisme eugéniste des idéologues SS. L'historien allemand Georg Lilienthal, spécialiste du sujet, y voit le résultat d'une stratégie double : " D'un côté, éliminer les êtres considérés comme ?inférieurs?, ce qui a conduit à l'extermination des juifs et des Tsiganes ; de l'autre, renforcer une supposée élite raciale en sélectionnant des géniteurs grands, blonds, aux yeux bleus. "
En 1935, la première maternité de ce type est ouverte à Steinhöring (Bavière). Heinrich Himmler, qui rêve de fonder un Etat SS peuplé de 120 millions de Germains nordiques, place l'institution sous son autorité.
Les maternités accueillent des femmes enceintes de membres de l'ordre noir SS, éventuellement de cadres de la Wehrmacht et du Parti nazi. Les SS, en particulier, se doivent d'avoir une nombreuse progéniture, y compris hors mariage. Ces enfants sont " offerts " à Hitler et confiés à des familles d'adoption. Plus tard, ils constitueront l'élite d'un IIIe Reich
Objets de multiples fantasmes, " les Lebensborn n'étaient ni des haras humains ni des bordels, poursuit Georg Lilienthal.
Les responsables du Lebensborn, obsédés par le fait de récupérer le " sang aryen " disséminé en Europe, ont aussi kidnappé près de 200 000 enfants en Pologne.
La quête sans fin d'une famille
Pour les enfants des Lebensborn, la recherche de leurs origines est une quête vertigineuse. Certains d'entre eux, rendus à leur mère après guerre, ont obtenu ainsi des bribes d'informations sur leur père.
Nés au Lebensborn de Wégimont (Belgique), ils sont français depuis 1947, après leur rapatriement - par erreur - en France. Tous deux ont appris l'existence de ces maternités en ouvrant leur dossier personnel à la Ddass (ex- Assistance publique). Depuis, ils ont sillonné la France, la Belgique, l'Allemagne, pour suivre des pistes, vérifier des hypothèses, souvent floues.
En 1993, il retrouve en Belgique une femme nommée Rita P., qu'il pense être sa mère. " Elle ne me l'a jamais dit, mais elle m'a donné tant d'indices... " Walter connaît aussi l'identité de son père allemand, un certain Hugo Lunderstedt. Rita, elle, est décédée en 1998.
De son côté, Gisèle Niango - bébé, elle s'appelait Gizela Magula - a identifié une partie de sa famille maternelle, également en Belgique.