A la fin du mois de septembre, la famille Quandt, richissime propriétaire de BMW, a publié les travaux d'un historien indépendant, Joachim Scholtyseck, qui écornait sérieusement l'image du fondateur de cet empire industriel.
Günther Quandt, affirmait-il, a exploité, parfois jusqu'à la mort, plus de 50 000 travailleurs forcés pour fabriquer des armes destinées au régime nazi.
La volonté des entreprises de mener une politique de transparence sur les années sombres de l'Occupation ne va pas de soi.
Cet exemple sera-t-il suivi ?
Une autre marque allemande, de prêt-à-porter, Hugo Boss, a fait appel à un historien qui vient de préciser le rôle de Hugo Ferdinand Boss considéré
comme "le couturier préféré d'Hitler", selon la rumeur.
L'étude confirme qu'il a adhéré à la politique des nazis, sans être pour autant l'unique fournisseur d'uniformes du régime. L'entreprise a exprimé sur son site ses "profonds regrets" envers ceux qui ont souffert dans l'usine dirigée par Hugo Ferdinand Boss, sous le régime nazi.
En France, cette démarche n'est pas courante.
L'entreprise face à son histoire pendant l'Occupation a longtemps été un sujet tabou.
D'autant que personne, pas même l'Etat, ne peut obliger les sociétés privées à rendre accessibles leurs archives.
Seuls quelques documents, comme les procès-verbaux des conseils d'administration ou les statuts des entreprises doivent être conservés.
Les dossiers de carrière des salariés, par exemple, sont détruits quatre-vingt-dix ans après la naissance des intéressés.
Le passé trouble de Coco Chanel dans les années 1940 vient de resurgir avec la publication, fin août, d'une nouvelle biographie de la créatrice, signée par le journaliste américain Hal Vaughan,Sleeping With the Ennemy
("Au lit avec l'ennemi", Editions Alfred Knopf, 280 pages, 27,95 dollars, non traduit).
La direction de Chanel esquive la difficulté en assurant que "la maison de couture a fermé en septembre 1939.
Il n'existe donc pas d'archives sur cette période". L'entreprise a repris son activité après la guerre.
Le magazine Géo Histoire (Prisma) s'est, lui, autocensuré en renonçant à publier, dans son numéro de septembre-octobre, un article sur le passé collaborationniste de certains dirigeants de Louis Vuitton.
Par crainte de représailles d'un très gros annonceur publicitaire ?
Pourtant, par le passé, une journaliste, Stéphanie Bonvicini, avait eu accès aux archives de la maison.
Son ouvrage, Louis Vuitton, une saga française (Fayard, 2004), révélait que la maison de luxe avait été la seule à pouvoir rester dans l'Hôtel du parc, à Vichy, siège du gouvernement de Philippe Pétain en 1940.
L'auteure affirmait qu'Henry Vuitton, décoré par les nazis en remerciement de sa loyauté, avait fondé, avec son frère Gaston, le dirigeant du groupe, une usine pour fabriquer des bustes du maréchal.
La direction de Vuitton (LVMH) assure que ses archives sont ouvertes - sans occulter aucune période - aux travaux des historiens et des chercheurs. Un porte-parole précise qu'une partie de la famille Vuitton, oubliée dans cet ouvrage, était du côté de la Résistance.
Comme Jean Ogliastro, un gendre de Gaston Vuitton, qui a combattu sous le nom de Servien dans le réseau de Jean Cavaillès, avant d'être déporté à Buchenwald, puis à Bergen Belsen, jusqu'à la libération du camp.
Les historiens se sont battus pour forcer la porte des sociétés.
Patrick Fridenson, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), souligne que les premiers travaux sur l'histoire des entreprises, à la fin des années 1960, ont été réalisés avec des archives allemandes, anglaises et américaines.
L'historien britannique Alan Milward, auteur de The New Order and the French Economy ("Le nouvel ordre et l'économie française", Oxford University Press, 1970, non traduit), a publié sur ces questions bien avant les Français.
"Les entreprises hexagonales n'avaient aucune envie qu'on parle de l'Occupation, même si elles s'étaient bien conduites, et l'Etat français fermait à qui mieux mieux ses archives", explique Patrick Fridenson.
En 1966, la direction de Renault lui refusait d'enquêter au-delà d'avril 1936.
"Le Front populaire, les grèves et les occupations d'usines étaient considérés comme une période trop sensible", se souvient-il.
C'est parce que Pierre Dreyfus, PDG de Renault en 1972, a voulu lever le voile sur le rôle de l'entreprise pendant la seconde guerre mondiale qu'il a pu consulter tout le fonds d'archives, enrichi quatre ans plus tard par les documents familiaux, légués par la veuve de Louis Renault.
Mais c'est finalement dans des archives allemandes stockées à Moscou, qu'il a retrouvé les minutes des entrevues entre Louis Renault et Adolf Hitler.
"Aujourd'hui, nous disposons de trois fois plus d'archives qu'en 1972 mais plus le temps passe, moins il existe de témoins du passé", déplore-t-il.
Le rôle des associations juives a été fondamental, tout comme la volonté de l'Etat de faciliter, en 2002, l'accès aux archives publiques sur la seconde guerre mondiale.
Un groupe de recherche (GDR) du CNRS sur les entreprises sous l'Occupation, le seul du genre, a permis, de 2002 à 2009, la publication de quatorze ouvrages.
Une façon de rattraper le retard important pris par rapport aux Allemands et aux Suisses. Et de dénicher quelques histoires.
Pierre-Antoine Dessaux, doctorant en histoire, a découvert que le patron du fabricant de pâtes alimentaires Panzani se jouait du fisc sous l'Occupation en établissant trois comptabilités différentes : une, fort décevante, à destination des Allemands ; une autre, tout aussi navrante, à l'attention des banques ; et une troisième, fort enviable, destinée aux actionnaires familiaux...
Hervé Joly, chargé de recherche au CNRS qui a piloté ce groupe de recherche, s'est parfois heurté au désintérêt des entreprises pour leur histoire. Un constat plus flagrant encore si, au fil du temps, elles ont été rachetées, ont fusionné ou ont changé de nom.
La conservation de ces masses de documents coûte cher. Les archives sont parfois externalisées, stockées dans des zones industrielles, sans accès à la consultation.
A chaque déménagement, des tonnes de documents sont vouées à la benne. Personne, dans les entreprises, n'était chargé de ces questions.
Dominique Barjot, professeur d'histoire économique à La Sorbonne (Paris-IV), note un obstacle récent, "l'hyper-développement des services de communication, qui cherchent à façonner l'image des entreprises et n'admettent pas que des historiens fassent leur travail".
L'accès aux informations est souvent plus simple au sein des entreprises qui ont rompu avec les familles fondatrices ou sont devenues publiques, comme Saint-Gobain ou Pechiney.
A chaque entreprise, son histoire et sa façon d'y faire face.
Chez Rhodia, une équipe de salariés motivés a pris l'initiative de classer les archives historiques.
Chez Peugeot, la direction a mené un travail exemplaire de transparence.
Aujourd'hui, les Archives de France, département du ministère de la culture, ne recensent toutefois que 28 fonds historiques d'entreprises (dont Air France, Allianz, ArcelorMittal, la Banque de France, BNP Paribas, EDF, France Télécom, Lafarge, La Poste, la RATP, Saint-Gobain, Sanofi-Aventis, la Société générale, la SNCF ou Total).
Selon Dominique Barjot, "les entreprises ont du mal à ouvrir leurs archives quand elles étaient divisées sous l'Occupation".
Dans le secteur du bâtiment, il a eu, pour ces raisons, "carte blanche de Vinci" mais plus de mal avec une filiale de Spie, Drouard .
Le comportement des individus - et leurs affaires avec les occupants - choque toujours aujourd'hui, alors que "la collaboration de la part des entreprises est mieux admise qu'il y a vingt ans. Au prétexte qu'elles étaient forcées d'obtempérer", dit-il.
Dans les groupes de chimie, aluminium, caoutchouc ou de charbonnages, les contrats de livraison aux Allemands ont pu être retrouvés dans les archives publiques, témoigne Michel Margairaz, professeur à Paris-VIII-Vincennes. Il a aussi travaillé sur plus de 120 entreprises spoliées pendant la guerre grâce aux archives du Commissariat aux questions juives.
Le cas de L'Oréal est instructif.
Les écrits antisémites d'une rare violence, signés par Eugène Schueller, son fondateur, sont connus de longue date, comme son soutien à la Cagoule, l'organisation d'extrême droite d'Eugène Deloncle.
Seul l'historien Jacques Marseille a décortiqué les archives du géant des cosmétiques, pour son ouvrage sur le centenaire du groupe, paru en 2009 (L'Oréal 1909-2009, Perrin).
Mais les archives des banques, celles de l'ancien département de la Seine ou de la Bibliothèque nationale de France (BNF) l'ont davantage éclairé sur ces sujets sensibles, que celles de L'Oréal.
Le passé est parfois long à resurgir.
Il a fallu attendre 1992 pour qu'un colloque sur la SNCF mette à mal l'image de grande résistante forgée par l'entreprise publique.
Depuis, elle a été accusée d'avoir convoyé, dans 74 trains, 76 000 juifs, français ou étrangers vers des camps d'extermination.
Fin 2010, un accord de partenariat a été signé avec le Mémorial de la Shoah pour développer des recherches historiques.
Candidate à l'exploitation de futures lignes TVG en Californie et en Floride, la SNCF avait été mise en cause par les élus de ces Etats américains pour n'avoir jamais présenté ses excuses ni payé de réparations aux déportés et à leurs familles.
Contrairement aux sociétés d'assurance, les banques ont ouvert leurs archives sous l'impulsion de Jean Mattéoli, gaulliste de gauche et ancien déporté qui avait engagé, en 2000, un travail de fond sur leur rôle pendant l'Occupation.
Roger Nougaret, archiviste de formation passé du
Crédit agricole à BNP Paribas, assure que
"l'Occupation est une période assez bien connue dans les banques".
Depuis 1951, des historiens étudient les spoliations des biens des juifs par les 106 établissements bancaires recensés en France pendant la guerre.
Pourtant, les portes entrebâillées sont promptes à se refermer. Certaines entreprises affirment redouter des tentatives d'espionnage industriel et hésitent à ouvrir leurs archives à des étudiants étrangers, notamment chinois, souligne Dominique Barjot.
L'exemple suisse est encore plus éloquent : une commission indépendante d'experts (CIE) a eu carte blanche - et obtenu la levée du secret bancaire - pour étudier, entre 1996 et 2001, les relations entre les entreprises suisses et l'économie allemande pendant la guerre.
Pendant cet âge d'or, 25 études ont pu être réalisées.
Mais la CIE a été dissoute fin 2001 et cette initiative n'est plus qu'un souvenir dans un pays toujours jaloux de ses secrets.